Robine des bois // Aaron Dwane

Il est cinq heures du matin.

Ses yeux grands ouverts fixant le plafond, Aaron se dit qu'il ne pouvait pas rester dans ce lit une seconde de plus. Oui il n'avait pas dormi, oui il était complètement mort. Mais il avait beau eu passé la nuit à essayer de s'endormir, le sommeil le fuyait. Il soupira, ferma les yeux et se passa la main sur le visage.

« " Tu ferme les yeux, t'attends, le sommeil finira bien par venir. Peut importe le temps que ça prendra, il viendra. " Comment j'ai pu dire des conneries pareilles aux gens qui n'y arrivaient pas non plus ? »
« Parce que techniquement ça marche sur quelqu'un qui est dans un état normal... » répondit une voix non loin de lui.
« Sous entendu ? »
« Sous entendu arrête d'être sur les nerfs en perma ... Bon d'accord je me tais, c'est pas une bonne idée. »
« Merci Gaïa. » lâcha l'humain d'un ton sombre.

L'oiseau ferma son bec et s'empêcha de répondre à nouveau. Ça n'aurait servi à rien. Pas avec Aaron dans cet état là. Quel état ? Il passa une nouvelle fois sa main sur son visage, se rendit compte que ça faisait une bonne semaine qu'il ne s'était pas rasé. Ah, ça ? Ce n'était pas non plus comme si elle ne l'avait jamais vu comme ça ! Quelques images de lui et elle perdus en pleine nature sans voire une âme qui vive pendant des jours lui traversèrent l'esprit et si elles auraient du lui tirer un sourire ça ne marcha pas cette fois là. C'était plutôt une vague musique irlandaise qui lui venait aux oreilles. Se refermant brusquement il coupa court à son imagination et se leva. Gaïa grimaça en regardant son fantôme d'humain. Mange ! Il secoua la tête d'un air borné et se dirigea vers la porte d'entrée.

« Aaron ! »

Il se retourna mais pas assez vite pour attraper la barre de céréales que lui envoyait son daëmon. Il tendit la main, le paquet frappa contre sa paume mais il referma ses doigts dans le vide. Aaron resta bloqué dans cette position, fixant le mur d'en face en respirant profondément. Okay, là ça va plus du tout. Si il perdait ses réflexes il ne se sentait plus entier. Enfin, encore moins entier que ce qu'il éprouvait en cet instant. Sans faire de commentaires, Gaïa le regarda se pencher doucement pour ramasser le paquet, manquer de trébucher à cause de son élan et se relever l'air de rien.

« Arrête de me regarder comme ça. »

Pas un ordre, pas un reproche. Juste une phrase vide d'émotions, presque déclarative et neutre. Il attrapa son cuir, l'enfila et franchit la porte sans rien ajouter d'autre.

Le temps filait doucement dans les Bois clairs. Assit sur une souche, Aaron se tenait face à une petite clairière, perdu dans ses pensées. Ou du moins c'était ce qu'il espérait faire croire à son daëmon. En fait il ne faisait strictement rien. Mais comme il avait légèrement coupé le contact avec Gaïa depuis quelques temps elle fit mine de ne pas s'en rendre compte. Se posant sur une branche non loin de là, elle soupira longuement. Brusquement, les yeux du jeune homme se braquèrent sur quelque chose qui entrait dans la clairière. Un cerf. Une magnifique bête dont les bois n'enviaient rien à sa carrure. Mais il y avait quelque chose de plus, une sorte de lueur dans son regard. Aaron comprit presque immédiatement. Daëmon. Reculant légèrement dans les taillis, l'homme espéra passer inaperçu. Si daëmon il y avait, son humain ne devait pas être loin.

Chloée s’assit sur une roche froide et lisse sur le bord du chemin dégagé. La pierre était d’assez haute taille, l’humaine dût se donner un élan pour y grimper. Ses pieds pendaient dans le vide, donnant de légers coups sans but sur le côté. Sa bouche émit un petit nuage de vapeur blanche lorsqu’elle expira lentement. L’air était humide, de petites perles de condensation s’agrippaient à sa veste. Les bois étaient vraiment calmes aujourd’hui. Il n’y avait presque pas d’agitation ce matin, mis à part les bruits qui provenaient de ses habitants. Un gazouillement d’oiseau par ici et par là, elle surprit aussi un écureuil qui escaladait avec agilité un tronc d’arbre, avant de disparaître entre les branches munies d’épaisses aiguilles vert sapin du conifère. La routine matinale. Elle leva la tête vers le ciel ficelé en morceaux par les longues branches des arbres bordant le chemin. Il restait grisâtre, remplit de cumulus moutonneux. En rebaissant les yeux, elle caressa distraitement sa belle bête. Celle-ci attendait patiemment qu’elle reprenne la route, mais elle ne le fit pas. Kue finit par partir en éclaireur devant, la jeune fille le laissa faire. Elle n’allait pas embêter son daemon avec sa lenteur d’humaine, et le bonheur du cerf lui faisait plaisir. En bâillant malgré elle, elle ferma les yeux quelques instants. La fatigue commençait déjà à la gagner, ce n’était pas bien. En reprenant brusquement sa marche pour ne pas s’endormir, elle prit un pas actif sur le chemin.

Charkutran s’était éloigné de sa jeune humaine. Pour lui, cette pause ne lui faisait rien : elle était tout simplement insignifiante. Son endurance remarquable, une minuscule marche de santé de quelques kilomètres ne le fatiguait en rien. Ses membres s’étaient à peine réchauffés, pleins d’énergie. Ses sens en alerte, il était vif et curieux. Son voyage jusqu’en Amazonie avait été une vraie dose d’ennui pour lui. Ils avaient dû prendre une camionnette, et devinez où il avait passé tout le trajet. Couché et tassé, il avait réussit à rentrer dans la petite valise carrée et assez peu confortable merci. Il fallait plus de deux jours pour se rendre en Amazonie pour son grand malheur. Las de l’entendre se plaindre, Chloée lui avait proposé de se métamorphoser en un animal plus petit. Il surprit dans sa tête l’image d’un chien ou d’un petit chat noir à bout de queue blanche. Non mais elle avait pensé quoi, cette journée là, qu’il allait faire ses caprices et se changer en tout ce qu’elle voulait? Il avait répliqué, son attitude relevant du scandale, qu’elle était tout aussi mieux de se préparer à le supporter pendant les nombreuses heures de route à venir. Heureusement, cela lui facilitait la vie lorsqu’ils étaient dans des endroits plus naturels. Il pouvait alors se dégourdir les pattes dans les forêts environnantes tout en suivant la camionnette de loin. Chloée haïssait toujours lorsqu’il s’amusait en campagne ou dans des endroits sauvages. Elle avait peur qu’il finisse par se faire tirer à cause d’un chasseur, et que tous les deux mourraient. Comme s’il allait se laisser avoir dans un champ de mire, tiens! Cela l’irritait qu’elle pouvait le connaître aussi mal que ça. Mais bon, elle n’avait pas tout à fait tort, alors il surveillait ses arrières de près lorsqu’il se promenait dans les bois près des zones habités. Un fermier mal rasé avec une carabine n’était pas très drôle à avoir à ses trousses.

Le cerf élaphe avait toujours eu le mal de la ville, et y rester trop longtemps causait sa souffrance. Le regard éveillé, il trottina vers un bout plus dégagé à une vingtaines de mètres plus loin. Débouchant sur une clairière minuscule, il n’eut besoin que de deux secondes et demie pour sonder les alentours. Il s’attarda sur un bout plus ombragé, avançant de quelques pas. Il y trouva des yeux vivants, mais ternes hélas. Humain. Instinctivement, il balaya les taillis une deuxième fois, cherchant le daëmon. Il tomba sur un petit oiseau, femelle. En ne bougeant pas, les dévisageant tranquillement, il alerta Chloée par pensée.

*Humain et daemon.*
*J’arrive. Où es-tu?*
*Clairière. Tu y arrives bientôt.*

L’adolescente ne mit qu’une demi-minute avant de rejoindre Kue. Elle s’arrêta à sa hauteur, jaugeant les deux étrangers tapis à l’autre bout. Or, si Charkutran étant grand, fort et imposant, elle était frêle et faible. Le contraste était quelque chose d’intéressant à voir. Les bois menaçants du cerf n’étaient pas une arme qu’il déployait souvent. En leur lançant un regard paisible, Chloée se rapprocha de son daemon, posant une main douce sur son cou. En esquissant un sourire poli, elle profita de cet instant de silence pour détailler l’homme.

Aaron cessa de respirer quand les yeux mordorés du Daëmon se posèrent sur lui. Il l'avait vu, il le savait parfaitement. Et si le cerf ne s'en allait pas a toute allure en cet instant c'était que ce n'était réellement pas un animal ordinaire. Gaïa jeta un œil à son humain, se dit qu'il avait vraiment l'air sauvage comme ça. Les cheveux pas assez longs pour qu'ils soient totalement en pétards mais assez pour voir le pli de l'oreiller; les vêtements aussi sombres que l'air qu'il pouvait afficher. Sur son visage il manquait juste une parcelle de vie pour qu'il puisse paraitre menaçant ou intimidant. Là, il était juste un pauvre gars perdu qui devait passer son temps dans les bars à regretter sa vie ratée, sa femme perdue, son boulot perdu et les amis qui allaient avec. Ce qui n'était bien sur pas le cas mais c'était l'image qu'Aaron représentait parfaitement en ce moment. Fatigué. Il était tellement fatigué, on aurait dit que tout comme Atlas il portait le poids du monde sur ses épaules. Aaron ferma les yeux un instant, abaissa la tête en soupirant, s'humidifia les lèvres et jeta un œil à Gaïa qui regardait le cerf.

* Aaron ... *

L'avertissement de son daëmon fit tourner la tête au jeune homme alors qu'une jeune fille entrait dans la clairière. Le cerf ne bougea pas d'un cil, ses oreilles étaient toujours braquées vers Aaron et le Chardonneret Elegant qui ne doutaient pas un instant que le cervidé entendait tout ce qui se passait de leur côté. Elle était jeune, peu être la vingtaine, même pas, et Aaron savait parfaitement qui elle était. Si il avait oublié le nom exact de son daëmon puisqu'il était un peu compliqué, c'était bien Chloée Riopel qui venait d'apparaitre. Elle posa doucement sa main sur la robe de son daëmon, suivit son regard et vint se planter dans celui du jeune homme. Elle avait l'air si calme, si paisible. Heureuse de son existence. Le sourire qui éclaira un instant son visage fit détourner les yeux d'Aaron. Il ne supportait pas ça. Il ferma les yeux un instant, inspira profondément en se demandant ce qui se passerait après, combien de temps elle allait mettre pour s'en aller. Mais Gaïa qui ne les avait pas lâché des yeux ne le voyait pas de cet oeil là. Elle s'envola sans que son humain n'esquisse un geste pour l'en empêcher, contrairement à ce qu'il aurait fait d'habitude. Fais ce qu'il te plait. Il se mordit juste la lèvre en se disant qu'il allait être obligé de la suivre, même si il avait besoin de tout sauf d'une discussion polie avec une élève qui ne le connaissait d'ailleurs probablement pas.

* Arrête de te cacher derrière ton chagrin Aaron. Il est temps de recommencer à vivre. Et depuis quand t'es aussi associable que Baya ? *

Si sa dernière phrase était censée le piquer assez pour le faire sourire, elle n'eut aucun impact et Gaïa sentit son coeur se serrer doucement. Elle secoua les plumes, se dirigea tout de même vers les deux nouveaux venus.

« Salut vous deux. » elle sourit gentiment, oublia le fait que c'était toujours Aaron qui faisait les présentations, chassa sa gêne et continua. « Gaïa. Et l'associable au fond c'est Aaron. Excusez le, ce n'est pas de votre faute, il s'est levé du pied gauche ! »

Ce qui n'était pas vraiment le cas. Aaron soupira en se mordant la lèvre en maudissant intérieurement sa moitié. Il serra les dents et ses yeux virèrent dans un gris sombre. Je ne suis pas associable. Mais c'était peut être le cas en cet instant. Posant ses poignets sur ses genoux il ferma les yeux et se borna à ne pas rejoindre Gaïa. Il allait passer pour un connard, et n'en avait strictement rien à faire.